Ce qui suit sont des extraits d’un article de Benoit de Ginisty publiés il y a un an sur son site Garrigues et sentiers concernant l’irruption de la vieillesse dans la vie.
En seconde partie, un extrait du livre « Incipit ou le commencement » de Maurice Bellet. De quoi méditer pour les anciens face aux injonctions sociétales qui nous conduisent à la schizophrénie ou à l’épuisement pour ne pas paraître son âge !
« …Mourir ce n’est rien, mourir la belle affaire, mais vieillir, oh vieillir … » chantait Jacques Brel.
La vieillesse, ouverture aux paroles primordiales
Dans un ouvrage assez poignant où il s’interrogeait sur son propre vieillissement, le psychiatre Claude Olivenstein, spécialisé dans les traitements des toxicomanies écrivait ceci : « Il y a deux âges privilégiés pour se préoccuper du sens de la vie : l’adolescence où tout est éveil et puis le moment de la reconnaissance, par l’intime conviction de la naissance de la vieillesse, de son parcours inéluctable » (1). Dans une société qui privilégie les « belles images » des « gagnants », la vieillesse risque d’être vécue comme une succession de pertes. Cela peut entraîner deux types d’écueils : la crispation d’une gérontocratie où l’affirmation du pouvoir devient de plus en plus ubuesque pour compenser les atteintes l’âge, ou bien un abandon progressif des échanges sociaux.
/…/…La France compte aujourd’hui 2,6 millions de personnes de 85 ans et plus, et ce nombre va croître de 70% d’ici à 2040. Voilà un « gisement » de profits très prometteur que découvre Victor Castanet : « En s’intéressant aux dérives signalées dans un Ehpad à Neuilly-sur-Seine, l’auteur n’imaginait pas qu’il plongerait à ce point au cœur de ce qu’il appelle le « système Orpea ». A l’en croire, l’obsession de la rentabilité aurait poussé les dirigeants historiques du groupe à imposer des méthodes managériales contestables, à rogner sur les dépenses, à s’arranger pour profiter au mieux de l’argent public, à jongler sans cesse avec les contrats de vacataires. Sans oublier les liens financiers avec des fournisseurs et des apporteurs d’affaires, ou encore une troublante proximité avec des hauts fonctionnaires et des élus. Le tout au nom d’une phrase érigée en dogme dans les réunions d’état-major : « il faut que ça crache » (2).
Nos sociétés ne peuvent plus éviter, tant au niveau collectif qu’au niveau personnel, de s’interroger sur nos relations avec la vieillesse et la mort.
Dans son ouvrage intitulé Le Crépuscule de la raison (3), Jean Maisondieu, praticien spécialiste de la maladie d’Alzheimer, s’interroge sur le sens profond de cette maladie qui atteint les sociétés développées. Elle lui apparaît témoigner plus ou moins consciemment de ce qu’il appelle un « autruicide » causé par la double injonction contradictoire de nos sociétés : vivre le plus longtemps possible en restant jeune le plus longtemps possible : « Vieillir sans être vieux : un impératif aliénant.
La vieillesse-maladie est un exemple flagrant d’autruicide collectif par langage interposé, avec la complicité de la médecine. La prévention demeurant la meilleure défense contre une maladie, il faut absolument éviter d’attraper la vieillesse en prenant de l’âge, et donc rester jeune à tout prix. Problème : non seulement c’est impossible, mais en plus c’est pathogène. S’efforcer de rester jeune quand on est vieux revient à s’interdire d’être une personne de son âge, c’est-à-dire d’être soi-même. Et c’est aliénant. Le sénescent doit se muer en senior luttant victorieusement – et souvent ostensiblement – contre la vieillesse pour la tenir à distance. Bref, il doit se battre contre lui-même, et il le fait pour ne pas être exclu. Ceci jusqu’au jour où, n’en pouvant plus de cette guerre intestine pour être d’un autre âge que le sien, irrémédiablement coincé dans la multiplicité des double-liens communicationnels qu’engendre l’absurdité de son programme de vie, il perd la tête et devient dément… ou se suicide. (…) La vieillesse et les vieux ne sont pas les bienvenus chez les Occidentaux. Ces derniers peuvent prendre de l’âge. Cela leur est même recommandé : l’accroissement continu de l’espérance de vie représente un titre de gloire pour les sociétés dites « avancées ». Mais s’ils sont ainsi encouragés à vivre longtemps, et s’ils peuvent se procurer toutes sortes de médicaments pour s’efforcer de rester en forme, c’est sous la réserve expresse de ne pas devenir vieux, et encore moins dépendants » (3).
Dans un petit ouvrage intitulé Incipit ou le commencement, Maurice Bellet nous indique le chemin des « commencements » :
« Longtemps j’ai attendu, longtemps j’ai espéré. Quelque chose devait surgir, quelqu’un parlerait, nous serions à nouveau portés par le courant.
J’approche de la mort, j’attends encore.
Il me semble du moins que j’entends enfin ce que j’essaie de dire depuis trente ans, depuis toujours.
Et c’est une chose simple, absolument simple.
Qu’est-ce qui nous reste ? Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Ceci : que nous soyons humains envers les humains, qu’entre nous demeure l’entre nous qui nous fait hommes. Il n’y a rien à ajouter à cet infime et pur commencement. Il n’y a qu’à s’enfoncer dans cette sobre tendresse sans mesure; alors tout sera donné, qui ne s’ajoutera pas, mais fructifiera à l’infini. Car si cela venait à manquer, nous tomberions dans l’abîme, non pas du bestial, mais de l’inhumain ou du déshumain, le monstrueux chaos de terreur et de violence où tout se défait.
Cette mutuelle et primitive reconnaissance, c’est en un sens le banal et l’ordinaire de la vie.
C’est ce qui s’échange dans le travail partagé, dans les gestes simples de la tendresse, dans les conversations au contenu peut-être dérisoire, mais où pourtant l’on converse, face à face, présents pour s’entendre.
C’est ce qui subsiste et resurgit dans les situations extrêmes : quand quelqu’un va mourir (du sida, d’un cancer, de vieillesse) quand quelqu’un, par âge ou accident, est réduit à l’hébétude, ou qu’il se trouve noué dans l’angoisse, ou quand une mère regarde pour la première fois l’enfant qui vient de sortir d’elle.
Alors il arrive qu’un presque rien, la lumière d’un visage, la musique d’une voix, le geste offert d’une main, tout d’un coup disent tout ; et que par exemple cet épuisé qu’on croyait noyé dans l’absence signe, d’un mouvement presque invisible, la présence de la présence.
Parole, primordiale parole où se désigne l’humain de l’humain. Elle peut être sans mots, dans l’aube impalpable du langage. Et si des mots la disent, ils sont chair et esprit, pétris d’une substance qui les exhausse au-dessus du langage ordinaire » (4).
- Claude OLIVENSTEIN (1933-2008) : Naissance de la vieillesse, éditions Odile Jacob, 1999, p. 40.
- Philippe BROUSSARD : Un livre qui ouvre un débat nécessaire, in Le Monde, 15 janvier 2022.
- Jean MAISONDIEU : L’autruicide, un problème éthique méconnu, revueLaennec 2010/1 (tome 58). Il est l’auteur de l’ouvrage Le crépuscule de la raison, éditions Bayard, 2018
- Maurice BELLET (1923-2018) : Incipit ou le commencement, éditions Desclée de Brouwer 1992, p. 7-10.