Lors de ma cure de jeûne à Sénanque, j’ai été rejoint par un texte d’un vieux prophète qui a vécu il y a 28 siècles. Il s’agit d’Isaïe. Son message est toujours d’actualité. A l’heure où la démocratie française est violentée, le vivre-ensemble éclaté, la différence d’idées méprisée, le respect des institutions piétiné, le peuple français opprimé et défiguré, écoutons plutôt : Dieu s’adresse à la population de Jérusalem.
« Votre jeûne se passe en disputes et querelles, en coups de poing sauvages. Ce n’est pas en jeûnant comme vous le faites aujourd’hui que vous ferez entendre là-haut votre voix. Est-ce là le jeûne qui me plaît, un jour où l’homme se rabaisse ? …
Le jeûne qui me plaît, n’est-ce pas ceci : faire tomber les chaînes injustes, délier les attaches du joug, rendre la liberté aux opprimés, briser tous les jougs ?
N’est-ce pas partager ton pain avec celui qui a faim, accueillir chez toi les pauvres sans abri, couvrir celui que tu verras sans vêtement, ne pas te dérober à ton semblable ?
On dirait que peu de choses ont changé depuis près de trois millénaires !
En premier lieu, l’hypocrisie semble toujours d’actualité chez les puissants. On continue de faire semblant, de donner le change, quitte à y mettre le coup de poing. Derrière ces manières de faire n’est ce pas une belle et bonne image de soi qu’on veut préserver ? Cette fausse humilité devient de l’orgueil !
En second lieu, pour le Dieu d’Isaïe, le fait de s’humilier ou de se rabaisser n’est pas dans ses attentes. Il préfère l’homme debout, dans sa dignité plutôt que de faire la carpette.
Et puis, Dieu s’engage « personnellement » et ne va pas de main morte.
Mais je voudrais surtout pointer du doigt les deux phrases suivantes de’Isaïe et les scruter de plus près.
Pour un engagement collectif
« Le jeûne qui me plaît, n’est-ce pas ceci : faire tomber les chaînes injustes, délier les attaches du joug, rendre la liberté aux opprimés, briser tous les jougs ? «
Qu’est-ce qui est dit là et qui se résume par les derniers mots qui récapitulent tout les formes d’oppressions qui viennent d’être dites : Brisez tous les jougs. que ce soit ceux des injustices, des dépendances multiples ou des oppressions ? Ne sommes-nous pas là dans un regard global qui concerne le vivre ensemble des hommes ? Ici, c’est la société qui est interpellé et, à travers elle, La vie politique, au sens noble du terme : est politique tout ce qui a trait au vivre ensemble en société. C’est la vie de la cité.
Tiens donc ! La Bible nous inviterait à faire de la politique ?
Combien de fois j’ai entendu cette phrase dans mon village breton « il fait de la politique ! » le tout enrobé d’incompréhension désolée. Parce que faire de la politique en Bretagne traditionnelle c’est être de gauche ! Les gens bien pensants de Droite ne font pas, eux, de la politique. Ils n’ont pas encore perçu que toutes les avancées sociales se sont faites par des politiques de Gauche, ne retenant que la violence des manifestants… qui n’était qu’une réponse à la propre violence institutionnelle, policière ou répressive.
Pour autant on ne peut être de droite ou de gauche « parce que chrétien ». Cette approche identitaire politique n’est que seconde par rapport à celle première qu’est l’engagement au service du « frère » que préconise l’Evangile . Cet engagement risque de créer un amalgame entre foi et politique ou, à tout le moins, de faire un mélange des genres préjudiciable aux deux qui se réduiraient l’un à l’autre. Non, rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.
Il ne s’agit donc pas d’un combat entre religieux et laïcs. Mais d’être là où il faut pour interpeller (pétitions) , protester (manifestations) , donner son avis ou son analyse (dire son éthique ou ses convictions).
Aussitôt qu’un croyant s’engage pour plus de solidarité, de justice, de bien-être social, de partage ou d’équité, bref, pour briser tous les jougs, il y a cette suspicion et des anathèmes de la part de certains croyants (du genre, par exemple, personnel : je suis un « avorteur » et un « assassin » parce que je suis engagé au CCFD… !)
Pourtant, brisez tous les jougs est de l’ordre d’un engagement collectif, avec d’autres, pour se mettre au service d’une cause d’ordre politique puisqu’au service du bien commun. Cette dimension sociale, communautaire n’est que la réponse de l’invitation du Christ qui affirme « Vous savez que les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands les asservissent. Il n’en sera pas de même au milieu de vous. Mais quiconque veut être grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur » (Matthieu 20, v. 25-27. Outre le fait qu’il reconnait les questions politiques, le Christ transcende, sublime l’agir politique en notion de « service », en invitation à être des serviteurs. Belle Cause n’est-ce pas ?
Un engagement individuel insuffisant
Nous sommes donc loin d’un repli sur soi personnel ou chacun essaie de gagner son petit salut individuel en se coupant de ses concitoyens et en ne voulant rien savoir de ce lieu qu’est le politique.
A ceux-là, Isaïe poursuit : (… le jeûne qui me plait) N’est-ce pas partager ton pain avec celui qui a faim, accueillir chez toi les pauvres sans abri, couvrir celui que tu verras sans vêtement, ne pas te dérober à ton semblable ?
Ici aussi qu’est-ce qui est dit là et qui se résume par les derniers mots qui récapitulent tout les formes de solidarités individuelles : ne pas te dérober à ton semblable ?
Il ne s’agit surtout pas de faire sa petite aumône, de donner sa pièce au mendiant ou d’exercer un acte charitable pour se dédouaner et se justifier pour gagner son ciel. ça c’est du ponctuel et ne résout rien si ce n’est entretenir et de pérenniser des formes d’injustices et de violences et … sa soi-disant bonne conscience .
Nous sommes là, à la fois dans une dimension d’ouverture individuelle et collective.
Il s’agit ici de cohérence personnelle pour conjuguer foi et engagement politique ou social. D’invitations à privilégier le bien commun (travail pour tous, toit pour tous, dignité) sur des intérêts individuels, des solidarités partisanes ou une foi intimiste.
Un lourd héritage
Derrière ces enjeux il y a toute une tradition millénaire qui a faussé notre vision du vivre ensemble.
Tout d’abord, on « oublie » que Dieu s’est incarné et a épousé les conditions des hommes dans leurs dimension matérielles, concrètes… Pourtant c’est de vouloir dénoncer l’hypocrisie des tenants des pouvoirs religieux et politiques et leurs connivences que le Christ en est mort.
Ensuite, il y a eu cette drôle de croyance que vivre sa foi c’était se « couper du monde ». D’où la naissance d’une spiritualité éthérée complètement déconnectée des réalités terrestres. Le summum se trouvant dans les « réalités charnelles » qui détournent l’homme de sa relation à Dieu (un Dieu hors de portée et qui nous attend au tournant) .
Cette méfiance et cette fuite du monde entraînent et justifient un désengagement devant des situations aberrantes : respect de l’ordre établi (qui viendrait de Dieu (comme la royauté à une certaine époque) , acceptation de la violence pour réguler cet ordre, légitimation des statu quo, comme « la crise » économique (on ne s’en sortira pas, contrairement aux discours mensongers, puisqu’elle est le mode de fonctionnement libéral)…
Une collaboration à l’oeuvre divine
« Et Dieu se reposa le septième jour » dit le livre de la Genèse. J’aime bien cette lecture qui dit que Dieu se « re-pose » sur l’homme pour poursuivre la Création. Nous sommes aujourd’hui dans le temps du septième jour où les hommes et les femmes de ce monde sont invités à collaborer à l’œuvre de Dieu qui se poursuit.
Cette Création est aujourd’hui de l’ordre de l’urgence au vu des dérèglements climatiques, des sauve-qui-peut individuels et des accents guerriers de certains dirigeants.
Prier Dieu pour que ça disparaisse ou s’estompe ou diminue ne sert absolument à rien si en parallèle les hommes et les femmes ne s’engagent pas à rendre leur « semblable » fier dans sa dignité, la terre belle dans sa fragilité et eux-mêmes debout dans leur combat pour humaniser et spiritualiser le Monde.
Les « terrains » ne manquent pas : migrations, guerres, statut des femmes, enfants esclaves, pervers de tous poils…
Et ces terrains là ne peuvent se combattre que dans un engagement politique collectif : là sont nos oignons et ce sont aussi ceux de Dieu.
Il en va de notre crédibilité et notre fidélité à l’Évangile.
… Et Isaïe de poursuivre : « Alors ta lumière jaillira comme l’aurore, et tes forces reviendront vite. Devant toi marchera ta justice, et la gloire du Seigneur fermera la marche. »