Le cléricalisme sera-t-il le fossoyeur du catholicisme ?

partager
Concile Vatican II – Photo de Lothar Wolleh

Le site de St Merry-hors-les-murs propose à ceux et celles qui veulent s’y abonner (Abonnement gratuit à la lettre d’info de St Merry ici ) des articles très intéressants. St Merry est cette église près du Centre Beaubourg à Paris qui a été fermée violemment par Mgr Aupetit peu avant la démission de celui-ci. J’en parlais dans un article lors de la parution de mon livre « Jours sombres en Église » début décembre 2022 Dans sa dernière lettre régulière, Michel Bouvard écrivait l’article suivant :

« Le Christ est venu annoncer la bonne nouvelle, le diable en a fait une religion. »[1]

À tout seigneur, tout honneur, commençons par la lettre de François au peuple de Dieu :

« Chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites, nous avons construit des communautés, des projets, des choix théologiques, des spiritualités et des structures sans racine, sans mémoire, sans visage, sans corps et, en définitive sans vie. (…) Favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, le cléricalisme engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme. »

Cette lettre date d’août 2018. Deux ans plus tard, le rapport de la CIASE (commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) apportait l’éclairage que tous les catholiques appréhendaient sur la situation que ces abus sexuels ou spirituels suscitaient. Nous sommes fin 2022, plus de quatre ans après la publication de cette lettre. Qu’a-t-il été décidé, au-delà des dénonciations, pour mettre un terme au cléricalisme ? Rien, désespérément rien.

Pour bien comprendre le cléricalisme et pourquoi il est et sera si difficile, probablement impossible, de s’en débarrasser, il faut remonter à ses origines et comprendre pourquoi le cléricalisme fait aujourd’hui partie intégrante du « système » catholique.

Le cléricalisme apparait aux deuxième et troisième siècles, il se fonde sur la théologie de la substitution qui « va s’employer à soutenir que, compte tenu de la non-reconnaissance de Jésus comme Messie et de la culpabilité des juifs dans son exécution sur une croix, le peuple de la promesse et de l’ancienne alliance aurait été rejeté par Dieu. Révoquant ces dernières, Dieu aurait substitué à l’ancien Israël (vetus Israel) un nouvel Israël (verus Israel – Israël authentique), moyennant une « nouvelle » alliance et une reformulation de la promesse. »[2]

En se considérant comme le nouveau peuple élu, l’Église chrétienne reprend tous les attributs du système hiérarchique qui dirigeait le peuple juif : l’apparition d’une caste sacerdotale supérieure,
qui se considère sacrée (en lien direct avec Dieu) et qui détient le pouvoir sur le peuple.

Cette évolution de l’Église et la naissance du cléricalisme induisent des changements fondamentaux qui se mettent en place lors des premiers conciles (Nicée en 325, premier concile de Constantinople en 381), en lien avec la volonté affirmée de Constantin et de ses successeurs de s’appuyer sur la force morale que constitue l’Église naissante. Ces dérives, car il s’agit bien de dérives par rapport au message évangélique, sortiront renforcées de la Contre-Réforme (concile de Trente en 1542).

1. La notion de hiérarchie et de ségrégation entre clercs et laïcs

L’encyclique Vehementer Nos du pape Pie X en février 1906 en est une bonne illustration :
« Cette Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles. Et ces catégories sont tellement distinctes entre elles que dans le corps pastoral seul résident le droit et l’autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société ; quant à la multitude, elle n’a d’autre droit que de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »

Cette encyclique paraît d’un autre temps, mais elle semble avoir inspiré Lumen Gentium, citée plus loin, laquelle date de 1964 (Vatican II).

Le fait que ces notions aient été combattues et dénoncées par Jésus dans les Évangiles n’a jamais embarrassé l’Église. « Ni Jésus, ni aucun des douze apôtres ne sont présentés comme des prêtres,
ni le moins du monde référés au système hiérarchique du temple. Et dans la suite de Jésus, personne n’assume la fonction de contrôleur de la religion. »[3]

2. L’apparition d’un pouvoir sacré 

Voici un extrait de l’encyclique Lumen Gentium publiée en 1964 : « Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ».

Il est étonnant que cette notion de sacré, et qui plus est de pouvoir sacré, soit encore retenue dans une encyclique majeure du concile Vatican II quand on sait que cette notion, et le terme « sacré » lui-même, n’apparaissent nulle part dans les Évangiles. On est même en droit de penser que Jésus a dénoncé cette notion : les trois Évangiles synoptiques (Mt 27, 51 – Mc 15, 38 – Lc 23, 45) évoquent le déchirement du voile du Temple, le plus sacré de tous les lieux sacrés chez les juifs, concomitamment avec la mort de Jésus. Ne veulent-ils pas signifier que l’avènement de Jésus signifie la fin du sacré et l’appel à la sainteté ? L’Évangile n’est-il pas, du début jusqu’à la fin, le récit d’un homme, Jésus, l’incarnation de Dieu parmi les hommes, pour prendre soin de son frère, et le remettre debout.
« Je sais que tu es le saint de Dieu », crie le premier possédé que Jésus guérit (Mc 1, 24).

Une autre interprétation du déchirement du voile du Temple – rappelons que seul le Grand Prêtre était autorisé à pénétrer dans le Saint des Saints (cœur du Temple de Jérusalem) le jour de la Pâque juive pour honorer Dieu – est que Dieu, par son fils jésus, est désormais accessible par quiconque et que nous n’avons besoin d’aucun intermédiaire pour accéder aux ressources du divin. Certains auteurs l’ont particulièrement bien illustré. Citons Augustin : « Le divin est plus intérieur à moi-même que moi-même. » Ou Maurice Zundel : « Le sens de notre vie c’est de sauver Dieu en nous. Nous sommes habités par une présence, la vie se poursuit à travers notre oui. » Dans une telle conception de la foi, nul besoin d’un intermédiaire sacré entre Dieu et nous.

Citons enfin Matthieu au chapitre 20, que l’on aimerait que notre hiérarchie ecclésiale médite un peu plus : « Celui qui parmi vous veut devenir grand sera votre serviteur, et celui qui parmi vous veut être le premier sera votre esclave, de même que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup ».

3. L’apparition de la notion de pur-impur 

Cette notion est très présente dans les rites juifs et elle est constamment critiquée par Jésus dans les Évangiles, les références sont nombreuses. Cette notion de pur-impur réapparue au sein de l’Église est le point de départ :

  • de la ségrégation hommes-femmes, la femme étant, comme dans beaucoup de religions, l’être impur (menstruations) ;
  • de la justification du célibat : pour devenir sacré, l’homme doit s’abstenir de tout contact sexuel avec la femme ; le sacré devient, en quelque sorte, la contrepartie de ce célibat ; les notions de célibat et de sacré étant de ce fait liées, il est difficile de faire marche arrière, d’où l’impasse actuelle, et l’impossibilité théologique d’autoriser le mariage des prêtres ou d’ordonner des hommes mariés (et encore moins des femmes !).

4. L’apparition de la notion de sacrifice et de l’autel
(lieu du sacrifice et espace sacré de l’Ancien Testament)

On connaît toutes les expressions : « renouveler le sacrifice du Christ », « le Christ s’est sacrifié pour nous comme l’agneau », on en retrouve plusieurs dans le texte de la consécration (« que ce sacrifice trouve grâce devant Toi »). Le tableau de Jan Van Eyck, que l’on peut admirer à la cathédrale de Gand, en est une bonne illustration :

Van Eyck Agneau Mystique Panneau Central
Van Eyck, L’adoration de l’Agneau mystique (panneau central), 1432, cathédrale Saint-Bavon, Gand

« En confirmant contre Luther le caractère sacrificiel de la messe, la doctrine des sacrements, spécialement la transsubstantiation eucharistique du pain et du vin en corps et en sang du Christ et la nécessité qu’elle soit célébrée par un prêtre, etc., le concile de Trente consolide le système hiérarchique clérical et la séparation des clercs et des laïcs : impossible aux simples fidèles d’entrer en contact avec le divin sans passer par la médiation des prêtres-sacrificateurs. »[4]

5. Une vision très différente de l’eucharistie

Cette nouvelle vision de l’eucharistie s’inscrit dans la logique et la droite ligne des notions précédentes : primauté au sacré (autel), au pouvoir (prêtre seul autorisé à célébrer), à la notion de sacrifice, à la notion de pur-impur.

Pourtant, dans les premières communautés chrétiennes, il n’y a jamais eu de distinction prêtres–laïcs et le partage du pain se fait lors de célébrations domestiques, « en mémoire de lui » dans des espaces profanes (maisons). Voir le premier récit de l’institution de l’eucharistie selon saint Paul (1 Cor 11) qui met l’accent sur l’aspect fraternel du repas. On n’y trouve aucune référence à des notions de sacré ou de sacrifice.

Cette vision de l’eucharistie aboutit à des pratiques qui apparaissent à beaucoup comme des extravagances, comme chosifier Dieu et l’enfermer dans une boite (tabernacle), ou prétendre manipuler Dieu en lui demandant de descendre sur l’autel… Dans la théologie catholique, nos brahmanes sont censés, par la vertu de leur ordination, être des « Alter Christus », certains, comme le cardinal Sarah, coauteur d’un livre avec Joseph Ratzinger « Des profondeurs de nos cœurs » (édité en 2020), et qui ne doute de rien, n’hésitant pas à promouvoir les prêtres comme des « Ipse Christus », le Christ lui-même. Évidemment ces considérations servent également à justifier le célibat des prêtres.

6. Une conséquence dramatique qui a fait des millions de morts 

Un dégât collatéral de la théologie de la substitution, et de ses insinuations, est évidemment l’antijudaïsme et l’antisémitisme qu’elle a entrainés. Il aura fallu attendre Vatican II, et la déclaration Nostra Aetate, pour faire évoluer la position de l’Église sur ce sujet, dont les conséquences au fil des siècles se sont comptées en millions de morts.

Voilà pour la situation actuelle, ce qui l’a suscitée et que beaucoup de catholiques appellent « la Tradition ». Il est plaisant de constater que quand ces traditionalistes se réclament de la Tradition, celle-ci ne remonte jamais aux premiers siècles mais, selon les cas, au 16ème siècle, quand l’autorité de la Contre-Réforme se mettait en place, ou au 19ème siècle, après le siècle des Lumières et la Révolution, quand l’Église a voulu asseoir son autorité sur les consciences et s’est déclarée infaillible ![5]

Notons qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Déjà dans l’Ancien Testament, le prophétisme ne faisait pas bon ménage avec l’institution juive et ses rites. Exemples : Isaïe chapitre 1, 10-17,
« Que m’importent vos innombrables sacrifices, dit Yahvé, je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. (…) Quand vous   étendez les mains, je détourne mes yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas ! ». Voir aussi Isaïe 58, 1-12, Jérémie 7, 1-15, Amos 5, 21-24, ou encore Michée 6, 7-8 : « Yahvé prendra-t-il plaisir à des milliers de béliers, à des libations d’huile par torrents ? Faudra-t-il que j’offre mon ainé pour prix de mon crime, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché ? On t’a fait savoir, ô homme ce qui est bien, ce que Yahvé réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté, et de t’appliquer à marcher avec ton Dieu. » Sans oublier les paroles que Jésus lui-même adresse aux pharisiens (Luc 11, 46) : « Malheur à vous aussi, professeurs de la loi, parce que vous chargez les hommes de fardeaux difficiles à porter, que vous ne touchez pas vous-mêmes d’un seul doigt ». Ou les dures paroles de Jésus rapportées par Mathieu au chapitre 25 et qui rappellent celles de Michée : « Venez-les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu et vous m’avez vêtu ; malade et vous m’avez visité ; en prison et vous êtes venus à moi. (…) En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. »

Mais cette opposition de tout temps entre prophétisme et autorité institutionnelle a, me semble-t-il, très peu de chance de trouver une issue favorable dans les temps présents. L’extrême-droite et une partie de la droite catholique (y compris, de leur temps, les maurrassiens, bien qu’ils soient agnostiques ou athées !) ont perçu tout l’intérêt que l’institution Église peut leur apporter comme mode de pouvoir sur les consciences : la protection de l’identité chrétienne face à la montée de l’islam, les questions éthiques (mariage pour tous, avortement, PMA, GPA, fin de vie) et la protection des bonnes mœurs, etc. Rappelons que 37 % des catholiques pratiquants ont voté pour Marine Le Pen et Éric Zemmour, type de vote qu’autrefois la Conférence des Évêques de France et les grandes figures de l’Église condamnaient sans ambiguïté. En clair, l’Église est perçue par la très grande majorité de ceux qui s’y investissent aujourd’hui, prêtres et évêques en premier lieu, comme le dernier bastion contre le « tout fout le camp » et il n’est donc pas question pour l’Église d’abandonner un pouvoir et encore moins les bases de ce pouvoir, le sacré, faute de quoi elle perdrait toute l’autorité dont elle estime avoir besoin pour remplir son rôle. Et si François ne fait rien, c’est qu’il préfère le schisme silencieux de ceux qui partent sur la pointe des pieds, au schisme brutal d’une rupture avec ceux qui constituent désormais les forces vives de l’institution.

Cela étant, l’Église ne devient rien d’autre qu’une secte identitaire. Joseph Moingt exprime clairement l’impasse dans laquelle l’Église se trouve désormais : « Tant que la société et l’Église ont fonctionné sur le mode de l’exercice mondain du pouvoir, la communication interne et externe de l’Église fonctionnait bien. Dans un monde presque totalement chrétien, tous entendaient cette annonce. Mais dans un monde occidental démocratisé et sorti de la religion, le fonctionnement de l’autorité dans l’Église apparaît comme inégalitaire et la Parole n’est plus annoncée au monde car le modèle religieux qui la porte est épuisé»[6] En d’autres termes, le cléricalisme passait très bien en temps de chrétienté, il ne passe plus du tout aujourd’hui.

Le terme de secte utilisé ici peut paraitre inconsidéré et abusif mais c’est bien le propre d’une secte d’être réduit à une peau de chagrin, d’avoir un langage qui n’est compréhensible que d’elle-même, et qui laisse la société totalement indifférente. L’incarnation dans le monde qui était l’essence du christianisme a tout simplement disparu.

Qu’est devenu le prophétisme du message évangélique ? En ne voulant pas remettre en cause le cléricalisme, l’Église catholique portera la lourde responsabilité de l’avoir réduit à néant.
Rappelons-nous la citation d’André Gouzes : « Si nous ne devenons pas comme les premiers chrétiens, nous serons les derniers. »[7]

Michel Bouvard, le 25 décembre 2022

Abonnement gratuit à la lettre d’info de St Merry


[1] Jacques Ellul
[2] Loïc de Kerimel, préf. Jean-Louis Schlegel. (2020). Sortir du cléricalisme. Le Seuil. (p. 125)
[3] op. cit. (p. 45)
[4] op. cit. (p. 58) ; la notion de sacrifice est également débattue au chapitre 6 du livre
[5] Au concile Vatican I, en 1870, après que Garibaldi a réduit les états pontificaux et le pouvoir temporel de l’Église
[6] Joseph Moingt. (2002). Dieu qui vient à l’homme. Le Cerf.
[7] Cité par Anne Soupa et Christine Pedotti dans leur dernier ouvrage : Espérez ! Manifeste pour la renaissance du christianisme. (2022). Albin Michel.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *