Le troisième homme
« Le troisième homme » est le titre d’un article de François Roustang publié dans la revue Christus en 1966 et qui vient d’être réédité (1). Le Concile Vatican II s’est achevé en 1965. L’encyclique Humanae vitae de Paul VI, interdisant la limitation des naissances par d’autres moyens que naturels, date de 1968. Cette encyclique a été contestée par un très grand nombre de catholiques. Mais nous sommes avant sa parution. François Roustang – qui est alors jésuite – décrit une situation à laquelle personne ne semble prendre garde et qui a commencé plusieurs années avant la parution de son article. On constatait alors une tension entre des conservateurs qui voulaient limiter le plus possible les innovations du concile et des progressistes qui pensaient que Vatican II n’était qu’un premier pas vers davantage d’ouverture. François Roustang constate qu’on oublie une troisième catégorie de personnes : ceux qui – tant chez les conservateurs que chez les progressistes – quittent l’Église en tant qu’institution sans faire de bruit. Ce « troisième homme » se retrouve autant chez les prêtres, les religieux que chez les laïcs. Ils ne se séparent pas de l’institution parce qu’ils ne sont plus croyants, mais parce qu’ils le sont et ne trouvent plus de rapport entre l’attitude ou les paroles de la hiérarchie et leur propre expérience d’une vie selon l’Évangile. Ils ne sont pas en opposition ouverte à ce que fait et dit l’Église officielle, comme peuvent l’être conservateurs ou progressistes. Simplement, ils s’en vont parce qu’ils ne sont plus concernés par ce qu’elle dit.
La formulation des vérités de la foi sous forme de dogmes intangibles leur est incompréhensible. La prétention de la hiérarchie à diriger les consciences – en particulier par la pratique de la confession – contraste pour eux avec les paroles et l’attitude du Christ qui appelle les boiteux et tous les estropiés de la vie à participer à son repas de noces (Mt 22,1-14). Les lois de l’Église concernant la sexualité et la vie de famille leur apparaissent comme un abus de pouvoir d’autant qu’elles ne tiennent pas compte, selon eux, de la réalité concrète et des difficultés d’une vie de couple. Les rites eux-mêmes leur deviennent étrangers. Tant que la messe était en latin, on se laissait saisir sans chercher à comprendre. Dès lors qu’elle est en français pour permettre d’être mieux comprise, ils constatent que ni les homélies ni les rites ne les rejoignent. Ils ne sont pas étrangers à l’eucharistie mais aux rites et à la sacralisation qui l’entourent. Ils ne sont même pas hostiles, ils sont simplement ailleurs. Ils sont étrangers à ce que leur propose l’institution. La hiérarchie n’est plus croyable pour ces croyants. Ce que François Roustang décrivait en 1966 n’a jamais cessé depuis. Une enquête de 2014 indique que le nombre de prêtres aura diminué des neuf dixièmes entre 1965 et 2024.
Que des croyants se sentent portés dans leur foi par la hiérarchie de l’Église aujourd’hui, nul ne peut le contester. Au nom de quoi dirions-nous qu’ils sont moins croyants que ceux qui partent ? Mais que des croyants ne cessent de quitter l’Église au nom même de leur foi, est également une réalité. Ce fait est-il une catastrophe ? Certains diront que non : l’important n’étant pas l’institution mais que l’évangile demeure source de vie pour des hommes et des femmes aujourd’hui. Cependant pour tous une question ne peut être occultée. Pour ces croyants qui partent – comme pour ceux qui restent – l’évangile n’est pas tombé du ciel par révélation personnelle. Malgré tout ce qu’on peut lui reprocher, l’institution leur a quand même transmis si ce n’est l’esprit du moins la lettre de l’évangile, le texte qui seul permet de s’inscrire dans la suite de Jésus. Si l’institution perd toute crédibilité, n’est-ce pas l’évangile qui risque d’être englouti avec elle ? S’il en est ainsi, nous serions dans cette situation paradoxale : la même institution, repoussante pour ces croyants, est celle aussi par qui se transmet l’évangile. Le « troisième homme » ne peut pas faire avec elle… mais il ne peut pas faire non plus totalement sans elle. Alors comment vivre dans la foi au Dieu de Jésus-Christ aujourd’hui ?
La hiérarchie inversée
Il semble que l’Église catholique ait eu moins de difficultés à vivre, depuis le 4ème siècle, dans l’empire ou dans un régime monarchique que dans une démocratie. Beaucoup d’ailleurs pensent que la crise de l’Église actuelle vient d’une crise générale de la démocratie où toutes les institutions sont contestées : l’Église comme les syndicats, les partis politiques ou les institutions nationales. C’est vrai. Mais si l’Église, dans la société, est une institution comme les autres en quoi avons-nous besoin d’elle ?
Chacun s’accordera à reconnaître que l’Église n’est ni une monarchie ni une démocratie mais une hiérarchie. Et c’est là que le bât blesse. En effet toute hiérarchie, dans la société, est ascendante : il s’agit de monter les échelons pour réussir dans la vie. Dans l’évangile, il est bien question de hiérarchie mais d’une hiérarchie descendante : il s’agit non de monter mais de descendre plus bas, toujours plus bas pour rencontrer le Dieu de Jésus-Christ qui demeurera toujours encore plus bas que le dernier des derniers. La joie du croyant est de vivre avec le Christ et on ne peut le trouver qu’en descendant. C’est le langage de la Croix dont Saint Paul dit qu’il est folie pour le monde mais sagesse de Dieu et puissance de Dieu.
Jésus-Christ appartenait à une religion qui avait ses grands prêtres, ses spécialistes de la loi, et ses notables. Il n’a jamais cessé de contester la volonté de puissance qui les animait. « Ils dévorent les biens des veuves », « ils font peser sur les épaules des gens des fardeaux qu’ils seraient incapables de soulever », « ils veulent enlever la paille de l’œil de leur voisin alors qu’ils ne voient pas la poutre qui est dans le leur ». Mais aussi, ils veulent imposer des lois sans tenir compte que « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat ». N’avons-nous pas la naïveté parfois de croire que ce que Jésus-Christ avait fait à l’égard des représentants de sa propre religion serait accompli une fois pour toutes ? En vérité, toute religion dès qu’elle s’institutionnalise apporte avec elle son lot de « fonctionnaires » du sacré. Mais elle a aussi ses pratiquants qui rêvent de vivre à l’ombre des « grands prêtres ». Les uns comme les autres auront toujours tendance à sacraliser leur propre pouvoir pour mieux l’imposer aux autres. Nous sommes naïfs de croire que le christianisme pourrait faire exception. Cependant le christianisme comporte en lui-même la contestation de tout pouvoir des uns sur les autres. Marcel Gauchet le décrit comme la religion de la sortie de la religion dans le sens qu’elle n’aurait plus de fonction en ce monde. Ne pourrions nous dire qu’il l’est dans un autre sens : le christianisme n’est-il pas une « religion » qui comporte structurellement la contestation radicale de toute religion c’est-à-dire de toute sacralisation du pouvoir religieux ? En ce sens, aujourd’hui comme hier ou demain, suivre le Christ consiste à combattre tout ce qui tend à faire de certains des supérieurs, le combattre en choisissant d’habiter la place des inférieurs, en étant heureux d’y demeurer puisque c’est celle du Christ et que ses amis ne veulent pas et ne pourraient plus vivre sans lui.
Le « troisième homme » que décrivait François Roustang était issu autant des conservateurs que des progressistes. Les uns comme les autres quittaient l’Église non parce qu’ils n’étaient pas croyants mais parce qu’ils ne voyaient plus de relation entre les paroles de la hiérarchie et la vie selon l’évangile. Soixante ans plus tard, nous voyons que le fait de quitter l’institution risque de mettre l’Évangile en péril. Ne sommes-nous pas appelés à constituer aujourd’hui un autre « troisième homme », composé de clercs et de laïcs, de conservateurs et de progressistes, de ceux qui ont quitté l’institution et de ceux qui y sont restés, tous décidés à vivre au plus bas à la suite de Jésus ? Tous décidés à donner leur vie pour combattre toute emprise des uns sur les autres au sein de l’Église et dans la société. Michel de Certeau écrit : « Dans ce monde, (les chercheurs de Dieu – perdus dans la foule) sont pris par cette chose qui les attire vers le bas, et non vers le haut. Cela justement est impardonnable. Aucune société ne peut tolérer pareille transgression de ses hiérarchies, toujours ascendantes. Ils n’en ont cure. Ils sont occupés ailleurs » (2). Désirer descendre plutôt que tout faire pour monter, voilà ce qui est effectivement impardonnable pour la société !
Le lien est premier
Si l’Église n’est pas liée à un système politique particulier, elle n’est pas pour autant plus qu’une monarchie ou moins qu’une démocratie. Elle est d’un autre ordre : son horizon est celui d’une fraternité universelle. On connaît la devise de la république française « liberté, égalité, fraternité ». Des lois peuvent contribuer à tendre vers plus ou moins d’égalité entre citoyens. Des lois peuvent préserver ou au contraire aliéner des libertés individuelles. Mais aucune loi civile ne peut obliger à considérer tout autre comme un frère. La fraternité n’est pas de l’ordre des lois qu’un monarque ou un parlement peuvent promulguer. Elle ne se décide pas à coups de décrets. Elle est de l’ordre du désir. Elle excède toute loi.
C’est dans cet excès que se situe l’évangile. Ou plutôt, Jésus-Christ fait de cet excès le seul fondement en christianisme. Au terme de sa vie terrestre, il n’impose qu’une seule loi : « Ce que je vous commande, c’est de vous aimer les uns les autres » (Jn 15,17). Autrement dit la fraternité n’est pas un choix rendu possible ou au contraire freiné par des lois plus ou moins justes. Elle est l’ordre – le seul – à qui tout disciple du Christ se doit d’obéir. « Soyez enracinés dans l’amour, fondés dans l’amour », écrit Saint Paul (Eph 3,18). Les lois civiles ouvrent la fraternité comme une possibilité. La loi en christianisme fait de cette possibilité un ordre et un fondement. Toute autre loi, toute morale qui ne procèdent pas de ce fondement doivent être abolies ou relativisées. Dire que la fraternité est première c’est poser la relation des uns aux autres avant les termes. Il n’y a pas d’abord d’un côté les clercs et de l’autre les laïcs, d’un côté les progressistes et de l’autre les conservateurs, d’un côté ceux qui ont quitté l’Église et de l’autre ceux qui sont restés à l’intérieur, d’un côté les pécheurs et de l’autre les saints. Nous avons l’ordre absolu de rechercher à vivre en fraternité les uns avec les autres et donc de combattre toute prétendue supériorité des uns sur les autres.
« N’appelez personne sur la terre ‘père’ car vous êtes tous frères. » « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux. » On ne peut pas vivre selon l’évangile tout seul. Il faut être au moins deux ou trois. En effet, Jésus-Christ n’est présent au milieu de nous que là où la relation entre nous fonctionne. Il ne rejoint des individus que pour les constituer en frères. Jésus-Christ n’est pas plus chez l’un que chez l’autre, pas plus chez le clerc que chez le laïc. Il est l’Autre du clerc et du laïc. Il ordonne et permet une relation fondée dans une fraternité qui trouve sa source en Dieu. C’est ce qui est signifié lorsqu’on dit que le Christ est l’unique médiateur d’une alliance nouvelle. Personne ne peut occuper la place du Christ dans l’Église. Elle doit demeurer vide, autrement dit pleine d’un amour qui nous dépassera toujours. Dire que le prêtre agit à la place du Christ ne revient pas à prendre le prêtre pour un autre Christ ni lui reconnaître des pouvoirs supérieurs à ceux des autres baptisés. Il manifeste l’action du Christ qui le dépasse mais que ce prêtre soit le plus grand saint ou pédophile, concubinaire ou corrompu, l’Église reconnaît la même validité aux sacrements qu’il célèbre. Prétendre que l’ordination presbytérale octroie aux prêtres une « nature » supérieure et éternelle, c’est parler selon les hiérarchies du monde qui sont toujours ascendantes. Un jeune prêtre disait récemment : « On nous a déjà retiré l’argent et le sexe, alors si on nous retire le pouvoir que nous restera-t-il ? » Qu’il nous soit permis de lui répondre qu’il ne lui resterait que… Dieu simplement.
De même que la distinction entre clercs et laïcs devrait toujours être précédée par la relation fraternelle qui les unit, de même la relation entre l’Église et la société ne devrait pas s’inscrire dans une relation de supériorité. L’Église, pas plus que la société, ne possède une vérité qu’il faudrait imposer. Pour le disciple du Christ, c’est dans la relation fraternelle de l’Église avec la société que s’inscrit le travail de Dieu. L’Église n’est pas davantage médiatrice de Dieu en ce monde que ne l’est le prêtre pour les baptisés. Elle n’a pas à exercer une position de surplomb. Bien plutôt, elle est appelée – avec tous ceux qui veulent construire un monde fraternel – à descendre toujours plus bas pour rejoindre les plus démunis, écouter leurs plaintes, épouser leurs combats sans paternalisme ni condescendance. Une fraternité universelle « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin de vous montrer fils de votre Père qui est dans les cieux, parce qu’il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Mt 5,43-45). Si la fraternité est l’un des termes de la devise de la République française, l’amour de l’ennemi est « la devise » des chrétiens. La fraternité à laquelle le Christ nous appelle doit être sans borne et sans condition de réciprocité. Il nous est commandé de pardonner à celui qui ne reconnaîtra jamais sa faute, de demeurer ami avec le meurtrier de notre plus proche parent ou avec celui qui veut nous tuer. Cette fraternité, vécue par Jésus aux jours de sa Passion, est proprement impossible aux hommes. Mais, dit l’évangile, croyez ! Croyez que ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu.
De limite en limite, dans l’impossibilité de descendre plus profond dans l’amour, le disciple du Christ apprend l’humilité quand, dans sa chair blessée par l’injustice qu’il commet ou celle qui s’abat sur lui, il crie : « Dieu viens à mon aide ! Seigneur à notre secours ! Je n’en peux plus ! Je ne peux plus avancer ! Je ne peux pas aller plus loin sans Toi ! Pas sans Toi, pas sans les autres ! »
« Pas sans Toi mon Dieu, pas sans les autres ! » L’Église de Jésus-Christ n’est pas d’abord une institution mais un appel et un cri ! Elle n’est pas liée à un lieu et peut être disséminée là où deux ou trois sont réunis au nom de Jésus-Christ. Elle devrait être l’inscription du désir de Dieu au sein de l’humanité. Qu’il suffise à notre joie « que Dieu soit honoré, un peu mieux servi et que le monde entier nous crie après ! » comme le disait Térèse d’Avila avec autant de sérieux que d’humour !
Christine Fontaine Peintures de Sœur Marie-Boniface
1- Le Troisième homme , entre rupture personnelle et crise catholique François Roustang (Auteur), Eve-Alice Roustang (Auteur) suivi d’une analyse d’Etienne Fouilloux (historien) et d’une autre de Danièle Hervieu-Léger (sociologue). Editions Odile Jacob, janvier 2019 / Retour au texte 2- Entretien avec Michel de Certeau Nouvel Obs, 1982
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