J’ai la chance de connaître François Cassingena Trévédy par diverses rencontres avec lui et des amis, dans son lieu de vie de l’époque, à Ligugé. Par Facebook aussi où il publie de courts articles. De nombreuses revues et hebdos lui font la une. je lui avais dédié un post sur ce blog en 2020 : « Nous sommes entrés dans une fraternité de l’extrême »
Face à l’effondrement du paysage religieux en France, le moine et poète du Cantal nous invite aujourd’hui à prendre de l’altitude, à partir pour avoir un nouveau regard. Un mouvement qu’il explique dans son nouvel ouvrage, « Propos d’altitude » paru aux éditions Albin Michel.
Je vous transmets ci-après, avec l’accord de mon ami Jean Lavoué auteur du blog L‘enfance des arbres , le texte de remerciements de François à son égard et des bribes glanées par Jean lors d’un interview sur RCF.
Par François Cassingena-Trevidy
Chers amis,
Notre ami Jean Lavoué a eu la patience et la gentillesse de saisir au vol mes propos au fil de deux interviewes récentes et de les retranscrire pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de les entendre. Qu’il en soit très vivement remercié ! La publication de ces propos, dans un cercle plus intime, me fournit l’occasion de vous redire, s’il en était besoin, toute ma proximité, toute mon affection, et de vous adresser mes vœux de profond Noël. Car il ne saurait exister de joyeux Noël sans que ce Noël soit aussi profond. Les temps obscurs que nous traversons ne découragent pas la joie, mais nous invitent à la chercher au plus profond. Comme je vous écris, ce soir, la neige tombe lentement, à gros flocons. Je la vois qui danse au réverbère, tout près de la maison. Elle tombe de nouveau. Car elle est déjà tombée, et de très grands froids saisissent le Cantal. Tout un arrondissement de déserts chavire dans un naufrage de silence. La neige, immense angélus en miettes, semble sonner la fin d’une civilisation où l’homme fait trop de vacarme et le commencement d’une solennité inouïe. Elle est la plus douce des apocalypses. Samedi dernier, les brouillards givrants ont transfiguré les arbres sur les hauts plateaux, épousant le détail des clôtures, des ronces et des graminées. Tout à l’heure, après le chant solitaire des Vêpres, j’allumerai le feu dans le « cantou ». Sainte-Anastasie (c’est le nom de mon village, un nom de résurrection) est le lieu d’un ensevelissement béni et plein de promesses. C’est une espèce de crèche. Car ici tout parle de la crèche, en particulier les bêtes désormais recluses dans les étables. C’est un grand honneur que d’aller les servir, avec les paysans des environs. Microcosme austère et chaleureux qui semble bien loin du monde morose, affolé, agressif, dans lequel nous vivons. Espèce d’arche de Noé qui, loin de se replier sur elle-même, s’offre comme la pépinière du Royaume possible. Celui dont nous entretenait le cher Christian Bobin qui vient de nous quitter, mais dont les mots si transparents demeurent.
Dans l’un de mes entretiens, je dis qu’il n’y a pas d’au-delà. C’est à bien comprendre. Il y a surtout, il y a certainement un au-dedans… Un mystère caché au cœur des choses, au cœur des mots, au cœur des êtres, et qui nous appelle à entrer dans son intime. Loin des affolements, des amertumes, des querelles interminables, c’est là désormais notre seul métier. « Le Royaume est à l’intérieur » (Lc 17). Quelque chose de sublime et d’enfantin sommeille sous la neige et dans les braises de l’âtre. C’est en ce « tout bas » que, réunis par maintes affinités, nous passerons la Noël ensemble. Que l’Enfant, déposé à même notre terre, nous emmène dans le secret du Père (Mt 6) qu’il partage avec nous.
Tout de cœur avec vous.
Frère François, 12 décembre 2022
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Paroles saisies au vol par Jean Lavoué à travers l’interview revigorante en décembre sur RCF où François Casingena-Trévedy parle de ses dernières étincelles et surtout de son enracinement bienheureux dans le Cantal…
Après plus de trente ans à l’abbaye de Ligugé, dans la Vienne, François Cassingena-Trévédy a fait le choix d’une vie dépouillée. Il s’est installé dans un hameau sur les hautes terres du Cantal. Alors que s’effondre tout un paysage religieux catholique en France, il invite non pas à déserter, mais à prendre de l’altitude. «
C’est vivre en altitude que vivre dans l’interrogation », écrit-il dans « Propos d’altitude » (éd. Albin Michel). Moine, qui est aussi poète et écrivain, François Cassingena-Trévedy élargit notre regard sur le monde et la foi par ses propos courts et percutants. Il se confie à Thierry Lyonnet.
« C’est vivre en altitude que vivre dans l’interrogation »
De fait, le mot altitude est très présent dans le livre… Ce n’était pas le titre initial du livre qui devait s’appeler « Le temps du bivouac ». Puis cet autre titre est venu et le mot altitude, c’est frappant comme il est présent dans le livre !
Dès qu’on se pose des questions sur tout, on prend un recul et c’est une manière de s’élever. Mais ce n’est pas une altitude de mépris, de superbe, qui prendre les gens de haut, pas du tout.
« La joie, la grande joie, la triple joie de notre vie est dans un grand pourquoi. »
Ce « pourquoi » est fondamental. C’est la question d’une espère de Petit Prince étonné devant tout. Pourquoi cette question du mystère de la vie ? Pourquoi suis-je là ? Pourquoi ceci, pourquoi cela ? Pourquoi Dieu ?… C’est la question des enfants et c’est à notre âge adulte de se poser ces questions… Combien n’osent pas, pensent que ça ne sert à rien…
Dans l’Écriture la « question » est extrêmement présente… Jésus interroge : « Qui dites-vous que je suis ? » Dieu est en question. Question brûlante comme le buisson ardent.
C’est là notre questionnement élémentaire… Or on s’installe dans la possession, dans le pouvoir, la domination, tout ce qui fait le train de vie des hommes tandis que la question, elle, nous dépouille, nous accompagne sans cesse.
La vocation…
La vocation m’habitait depuis l’âge de 10 ans et elle a pris un tour monastique au moment de la terminale, après des séjours à La Pierre-qui-Vire…
C’est vrai que la liturgie m’a toujours habité… Et aujourd’hui dans le Cantal, j’ai ma vie liturgique qui est toujours là… Plus sobre, mais je chante beaucoup de choses, pour les vaches qui sont à côté, ou pour mon petit village…
La liturgie est toujours un des grands éléments structurants de ma vie. Je ressens le temps liturgique avec tout le répertoire grégorien que j’ai profondément intégré et auquel je tiens passionnément… Même le temps qu’il fait me ramène telle ou telle mélodie… Il y a une espèce de système entre le chant et le temps qui est très fort.
La vocation, c’était avant tout pour moi quelque chose de positif ; un attrait de la beauté au fond : c’est cela la seule vocation : c’est d’être aspiré… La beauté de la parole de Dieu, c’est cela qui m’a appelé… un désir. Le désir est fondamental dans notre vie. Où va notre désir ? Augustin dit que « notre première prière, c’est notre désir »… Va où tu désires…
Même Dieu ne vient pas de l’extérieur. J’aime beaucoup la géologie, surtout dans la région de volcans où j’habite : ça sort du fond. Théologie et géologie : l’émergence de Dieu n’est pas ouranienne, descendant, catapultant, non, Dieu sort de terre, des profondeurs…
Quarante ans de vie communautaire…
J’ai quitté cette vie communautaire pour vivre seul. Je ne suis pas un ermite. J’ai une vie relationnelle très importante, en fait, dans un microcosme rural que j’aime passionnément.
Comme le père de Foucauld était au milieu des Touaregs, moi je suis au milieu des éleveurs du Cantal et j’y suis passionnément attaché. J’ai rejoint le lieu, au fond, auquel j’aspirais, je crois, depuis toujours…
Quand nous étions enfants, nous partagions nos vacances entre la mer, la Bretagne, et à partir de 1969, Le Mont-Dore dans Le Puy de Dôme. Et à l’âge de 10 ans, j’ai découvert cette montagne, la merveille de la neige, de grands hivers ensevelis, le feu de bois, les brandes qu’on allait chercher pour entretenir le feu dans une grande austérité : on n’avait pas de voiture, on faisait les courses à pied… et puis cette paysannerie auvergnate traditionnelle, des intérieurs sombres : ça m’a marqué à jamais…
Je crois que j’ai un attachement, je n’hésite pas à dire, mystique pour l’Auvergne… parce que mon cœur est engagé dedans. Il y a un assortiment de mon être avec cette terre qui est rude et qui est la parabole visible du clair-obscur dans lequel je vis spirituellement.
Je ne suis pas dans un néon, dans de grandes illuminations ; je ne suis pas dans le siècle des Lumières. Je vis dans le clair-obscur.
Le doute a habité ma vie profondément depuis l’âge de 13 ans. J’ai eu un doute radical et douloureux depuis l’âge de 13 ans… « Va vers le pays que je te montrerai ». C’est un acte de foi, mais la foi est dans l’obscurité. Ta parole est une lumière pour mes pas (Ps 118). Mais cette lumière, elle s’offre pas à pas et elle peut cohabiter avec un questionnement immense qui est toujours là. La lumière est contemporaine de l’obscurité. Elle n’est pas ni avant ni après, mais on est dans les deux… c’est du Soulages… C’est le noir qui réfléchit la lumière…
La vie spirituelle c’est de l’obscurité qui réfléchit la lumière…
Je crée cette atmosphère du clair-obscur dans la maison où j’habite où je n’allume pas beaucoup les lumières, le moins possible, et le soir j’allume des chandelles, il y a le feu et je m’engonce avec béatitude dans l’obscurité…
J’ai la sensation d’être plus moine que jamais ; c’est étrange… et d’avoir plus que jamais renoncé au monde. L’expérience que je vis actuellement est plus que jamais celle d’un renoncement et d’un ensevelissement. « Je n’ai soif que d’un immense retirement ». (Montherlant, Le maître de Santiago)…
Dieu, je ne sais qui c’est, je ne sais même pas s’il est. Même la question de Dieu doit être dépassée… Dès que je mets la main sur Dieu, il n’est plus là… Notre grande tentation c’est de la posséder, de le mettre en boîte institutionnelle, sacramentelle, mais il s’échappe toujours. Le bien-aimé s’enfuit (Cantique)…
Nos mots n’ajoutent rien à ce que Dieu est. Ils n’emprisonnent pas le mystère de Dieu. Nous ne pouvons pas vivre toujours sous les mêmes mots, les mêmes concepts… Ce qui est important, ce n’est pas d’être catholique. Teilhard disait : je suis « hyper catholique », dans le dépassement du « catho » conforme qui nous tue… Il s’agit d’être chrétien… Il ne s’agit pas de vivre dans l’ecclésiastique, mais dans l’« ecclésial », de faire communion : cette communauté de relation vraie que nous avons à bâtir, en osant nous tenir chaud ensemble avec le froid qui nous saisit dans l’existence. Il s’agit d’être dans le « christique », avec Jésus, démuni, pauvre… et ça finit par un échec, mais il y a la résurrection…
Comment disons-nous aujourd’hui honnêtement les choses de la foi ? C’est là l’immense travail qui nous attend. Comment est-ce possible de dire que Jésus est Dieu, de parler de la Trinité, des fins dernières. Il y a beaucoup de mythologie dans nos discours…
« La religion fait encore trop de bruit… »
L’effondrement de beaucoup de choses qui dans mon enfance allaient de soi m’a atteint dans ma propre chair. Devant l’effondrement d’une image de Dieu en moi et de tout un visage institutionnel, j’ai voulu prendre la fuite pour me recueillir en réunissant le bouquet essentiel de mon existence…
Là où je suis, il se passe des choses… Dans mon petit village, les gens se rendent compte que je suis source de paix et il y a plus de monde à l’Église… j’essaie de dire les choses de la foi très simplement et à travers cela, je crois que c’est du christique qui passe…
Je vis comme un paysan, je vais faire la traite des vaches, et tout cela fait signe…
J’ai le sentiment de n’avoir jamais été aussi pauvre, je me confronte aux difficultés de la vie quotidienne, je fais mes courses, la cuisine…
Ce qu’il faudrait atteindre c’est un mot que j’aime beaucoup, « la frugalité », une vie simple, avec le travail des mains… Il faut peu de choses pour être heureux… Qu’est-ce qui nous rend heureux ? De vraies relations humaines, de vraies amitiés…
Je pense avoir trouvé une espèce de béatitude, sans voiture, sans télé… Je m’appauvris de ma propre richesse culturelle, je m’en dépouille… Cette culture gravite dans quelque chose d’extrêmement simple et cela ne m’encombre pas.
Je suis un homme élémentaire au fond, un pied sur la terre, un pied sur la mer… comme l’ange de l’Apocalypse… avec l’amitié qui accompagne…
On obéit à la vie : la vie, de soi nous impose des épreuves, la souffrance, la mort et là il y a une obéissance ; un consentement et à travers ce consentement sans révolte il y a une joie et une paix qui sont données…
Tout est à revoir, les dogmes, les sacrements, tout est à redire… 2000 ans de constructions aujourd’hui qui vacillent. Tout en demeurant dans la vraie tradition, la seule Église à laquelle je crois, c’est celle de la beauté…
Le mensonge de l’institution c’était de faire croise que, revêtu d’une aura sacrée, l’homme était parfait… L’ennui c’est qu’on vit dans le magique. On n’est pas dans l’incarnation dans la réalité humaine que Jésus a prise à bras le corps. L’institution est devant une exigence de vérité et d’humilité qui va plus loin que jamais…
L’interprétation, c’est une affaire de musique ; c’est dangereux ; on ne peut pas se passer tout à fait d’institution, de pasteur ; la figure du prêtre est toujours pertinente, mais c’est son mode de présence et de partage qui est à revoir. L’expérience des prêtres ouvriers demeure essentielle pour moi. Que le prêtre travaille de ses mains, il le doit… c’est la règle biologique du christianisme…
Qu’on ait l’honnêteté de reconnaître que la vie sexuelle n’est pas facile… l’humilité de reconnaître que nous partageons la condition humaine. Je suis tout à fait d’accord pour qu’on puisse ordonner des personnes mariées…
Ma prière, c’est mon désir, mes questions… Le soir quand je chante mon office, en latin – c’est mon terreau, la beauté – et j’ai même la présence réelle dans la chapelle de la maison à l’étage, je reste là dans mon immense questionnement en présence de Celui que je ne peux pas contenir, dont je sais qu’il n’est pas contenu. Cette petite lampe rouge est comme un phare à l’orée d’un océan sur lequel je suis parti… Et sur cette présence je mets des noms : infini, immense, majesté, présence et au cœur de ces mots je mets l’humanité de Jésus qui nous a appris à dire Père. Ce mystère qui me dépasse est insoluble…
Je prie le Père, c’est un nom approximatif, inconnaissable, mais Jésus nous a appris ce mot-là auquel je fais confiance. Je prie dans la prière que Jésus m’a apprise, dans l’Esprit filial qui traverse Jésus, pour devenir Fils. On est tous appelés à cela. C’est « notre » Père. On est appelés à s’unir à une communion et cette communion c’est l’Église au plus vaste du terme, pour tous les hommes… Nous sommes unis, non seulement synchroniquement, en ce moment, mais aussi diachroniquement, à travers toute l’histoire…
Il y a une espèce de souffrance qui est inextricable de l’existence même. Il y a toujours quelque chose qui nous rattrape et c’est là qu’il y a le prix et la beauté de l’existence, et de cette souffrance nous pouvons faire un matériau…
Le génie du christianisme, il est là : tout poids de mort, de destruction, tout ce poids mort au fond peut être saisi, ressaisi pour en faire de la vie… Ici et maintenant…
Il n’y a pas d’au-delà… Je ne crois pas en l’au-delà… Ça ne m’intéresse pas. L’au-delà, je n’en sais rien, mais l’ici et maintenant… On voit l’au-delà comme une espèce de retraite après la mort pour laquelle on pose des points… Mais la mort nous fait entrer dans une dimension nouvelle. Ce qui est important, ce n’est pas l’au-delà, la retraite après la mort, ce n’est pas l’assurance-vie, c’est le Royaume, un mot approximatif pour désigner, ici et maintenant, cette réalité de communion qui est là…
« J’ai tendu des cordes de clochers à clochers et je danse » (Rimbaud)
Allumer des étincelles, nouer des liens, dire la beauté du monde et nous partager cette menue monnaie et, à travers tout cela, un incendie qui fait son chemin…