Je vous partage ici un cri.
Celui d’un ami, enseignant qui s’investit dans les mouvements sociaux avec son épouse, ma filleule.
Il s’interroge longuement sur la présence des chrétiens dans les manifs : Mais où sont-ils donc ?
Peut-on parler plutôt, avec plus de justesse, de leur quasi absence dans ce combat des hommes pour plus de justice et de fraternelle solidarité ?
Son interpellation interroge tout homme de « bonne volonté » si ces deux mots parlent à certains. Elle fait partie aussi de mes questionnements depuis des années.
Avant de quitter le Brésil ce soir, je ne peux que faire le lien avec ce qui se vit ici au niveau de l’Eglise catholique : comment est-on passé des combats qu’a suscité la théologie de la libération qui mettait le pauvre en priorité des luttes ecclésiales et sociales à des adorations eucharistiques complètement déconnectées du réel et de la vie ?
» Le mouvement social contre la “réforme” des retraites court depuis bientôt deux mois. Avec des collègues enseignants, avec des cheminots, nous nous impliquons sans compter. Nous avons fait une quinzaine de manifestations, des journées et des journées de grève (et de salaire en moins), des réunions, des tractages, des mails… Le mouvement a la détermination du premier jour mais il ne s’élargit guère. Dans les manifs, il y a des centaines de milliers de personnes, et c’est déjà impressionnant, mais ce ne sont pas des millions de gens qui sont dans la rue – comme au lendemain des attentats de Charlie Hebdo en 2015. La mer est haute mais ce n’est pas, ou pas encore, le raz-de-marée qui obligerait le gouvernement à reculer.
Né dans une famille de chrétiens de gauche, je scrute, je guette la participation des chrétiens dans les manifestations contre cette loi qui créerait des centaines de milliers de pauvres.
Or non seulement, comme sœur Anne, je ne vois pas venir grand-chose, mais je suis chaque jour un peu plus dans la tristesse et dans l’incompréhension de constater le rôle que jouent les différents étages de la « cathosphère » à l’heure de la destruction programmée de notre système de retraites hérité de l’après-guerre…
Il y a certes des chrétiens dans les manifs, mais ils viennent dans le sillage d’organisations de gauche laïques ou à titre individuel. Il y a certes eu quelques banderoles de la CFTC à une ou deux manifs, mais sinon aucune organisation chrétienne, à ma connaissance du moins, n’a revendiqué de participation à ce mouvement.
A droite…
Dans les manifs contre cette contre-réforme des retraites, j’ai cherché les cathos de droite, dont on connaît la puissance de mobilisation.
Ils étaient ailleurs.
Avec la bénédiction de l’épiscopat français, la droite catholique n’a rien trouvé de mieux à faire, en plein milieu de ce mouvement social, qu’un rassemblement, le dimanche 19 janvier Paris, contre « la PMA pour toutes ». Ce rassemblement se proposait, si j’ai bien lu la documentation de certains de ses organisateurs, de défendre « la famille », de combattre la « disparition programmée » de la « figure du père » ou de s’opposer à la marchandisation de la reproduction.
Il se trouve que la réforme des retraites envisagée par Macron est clairement défavorable aux familles :
– Les majorations de cotisation prévues à la naissance des enfants sont remises en cause par toute une série d’entourloupes.
– Les conditions de versement des pensions de reversion sont durcies. Le droit à la reversion serait même supprimé pour les personnes divorcées ou remariées.
– Surtout, la réforme pénaliserait les carrières interrompues (comme le sont souvent celles des femmes actuellement).
Ces menaces qui pèsent sur les droits familiaux ne semblent guère préoccuper les catholiques de droite. La disparition (pourtant bien hypothétique) de la figure du père les préoccupe beaucoup plus que le reflux (bien réel) des droits des femmes. Étonnante vision de la famille, n’est-ce pas ? (Mais, pour les plus intégristes, à quoi bon s’inquiéter pour les femmes qui travaillent, leur place n’est-elle pas au foyer ?
Et le divorce, et le remariage : œuvres de Satan !)
On peut certes s’inquiéter de l’extension de la sphère du marché au domaine de la reproduction. Cependant, même si la droite catholique aime se dire que les lois servent trop souvent aujourd’hui les « minorités » au détriment de la « majorité », je vois mal en quoi la loi sur « la PMA pour toutes », si elle ouvre des droits à des « minorités », lèserait la « majorité ». Rien n’oblige ni n’obligera en effet les couples à pratiquer la PMA s’ils ne le veulent pas. Et en tant que père de famille hétérosexuel, je n’éprouve pas de problème existentiel majeur, pas plus que je ne sens mon espèce spécialement menacée de disparaître dans les oubliettes de l’histoire – alors qu’au contraire, ces derniers temps, il m’arrive d’avoir des visions cauchemardesques d’Édouard Philippe au milieu de la nuit.
L’extension de la logique capitaliste au domaine des retraites me préoccupe davantage. La contre-réforme de Macron contraindrait et lèserait en effet automatiquement l’immense majoritédes Françaises et des Français, public et privé confondus. Seules quelques drôles de « minorités » échapperaient à la réforme : les policiers, par exemple, ou les salariés qui touchent plus de 10 000 euros par mois (dont le taux de cotisation au régime général baisserait).
En 2013, la droite catholique a drainé des centaines de milliers de manifestants dans les rues de Paris, et ce avec l’aide active de l’Église institutionnelle car un nombre tout à fait sidérant de paroisses avaient affrété des cars.
En 2019-2020, absolument rien de tout cela évidemment. La réforme des retraites n’est pas un sujet pour les catholiques de droite, pas plus que pour le clergé.
Dans la presse catholique de droite, le sujet est soumis au service minimum – si j’ose dire.
Pas grand-chose dans Famille chrétienne, autant que j’aie pu le voir sur le site internet de cet hebdomadaire. On trouve en revanche des articles sur la participation de Trump à la marche contre l’avortement.
En somme, la droite catholique, par les temps qui courent, réduit la politique à la morale, à une morale de surcroît particulièrement contestable. Son obsession pour la sexualité, et pour celle des femmes en particulier, la prive de l’énergie pour s’intéresser aux retraites. Elle doit trouver le sujet bassement « matérialiste » et bien trop peu spirituel pour elle.
Les engagements des catholiques de droite m’apparaissent cependant terriblement étriqués par rapport au problème majeur, massif, aveuglant de notre époque : la destruction accélérée des sociétés et de la planète par le capitalisme.
Les catholiques de droite se plaisent parfois à fustiger l’argent fou. Mais quand il faut vraiment aller s’opposer à la logique capitaliste, on voit qu’il n’y a plus grand monde.
Dommage !
A gauche…
Et les organisations issues du christianisme social, où se situent-elles aujourd’hui ?
La CFDT, l’émanation a-confessionnelle de la CFTC (confédération française des travailleurs chrétiens), a fait l’actualité il y a deux semaines lorsque son secrétaire général Laurent Berger s’est félicité de la « victoire » qu’aurait constituée l’annonce, par le gouvernement, de l’abandon de l’âge pivot (à 64 ans) pour les générations qui partiront à la retraite d’ici à 2027.
Le terme de « victoire » en a fait bondir plus d’un, tant il était évident que l’annonce du premier ministre relevait du trompe-l’œil. En effet, les « partenaires sociaux » (dont M. Berger) sont priés de s’entendre pour trouver les mesures de financement nécessaires pour que le régime des retraites soit à l’équilibre en 2027… Comme le patronat ne veut pas toucher au « coût du travail » (comme il ne veut pas toucher à ses profits, en clair), les syndicats qui participeront à cette mascarade de concertation devront, première option, acter un désaccord (et en ce cas le gouvernement reprendra la main et ressuscitera l’âge pivot), ou bien, deuxième option, discuter de la nature des sacrifices compensatoires auxquels devront consentir les salariés.
Le terme de « victoire » était d’autant plus indécent que cette disparition temporaire de l’âge pivot à 64 ans ne concerne qu’une toute petite partie des travailleurs français, et que cette vraie-fausse mesurette ne change rien à tout le reste, qui est dramatique : calcul des pensions sur la base d’une prise en compte de toutes les années de carrière, arnaque du principe même des « points » dont la valeur est vouée à baisser, abandon en rase campagne des générations actuellement dans la force de l’âge et de celles qui suivront…
Crier « victoire » au moment où l’on accepte globalement de cautionner la loi sociale certainement la plus régressive depuis la seconde guerre mondiale, n’était-ce pas proprement indigne ?
La CFDT-CFTC a bien fait quelques manifestations en décembre, mais elle est maintenant sortie du mouvement. Elle n’aura fait un tour dans le mouvement que pour mieux tenter de le diviser ensuite. Non seulement elle ne s’oppose pas à cette réforme mais, si la réforme passe, elle aura contribué d’une façon décisive à la faire passer.
Or le cœur battant du christianisme n’est-il pas « l’option préférentielle pour les pauvres » ?
Comment un syndicat issu du christianisme social peut-il accepter de faire le jeu d’une contre-réforme qui, d’une façon évidente, traduit une option préférentielle pour les riches, pour les grands patrons, les fonds de pension, les banquiers qui gèrent les épargne-retraites privées ?
Comment un syndicat issu du christianisme social peut-il contribuer à une contre-réforme qui affaiblira d’un seul coup les protections collectives et les services publics qui sont le bien de ceux qui n’ont pas grand-chose (ou devraient l’être, si on les améliore au lieu de les démolir à petit feu) ?
Comment un syndicat issu du christianisme social peut-il accepter de rentrer dans la caricature de « débat » que propose le gouvernement, alors même que la négociation a d’emblée été vidée de son sens car le premier ministre et le patronat en ont déjà donné les conclusions (ce qui n’est pas sans rappeler la détestable méthode qui avait été pratiquée l’an passé avec le « grand débat ») ?
Comment des contresens aussi lourds sont-ils seulement imaginables ?
Où s’est perdu l’esprit évangélique ?
Où est passé l’esprit autogestionnaire de la CFDT des années 70 ?
A cette dernière question, une enquête parue dans le Monde diplomatique de juin 2017 livre quelques réponses (6). L’article de Jean-Michel Dumay, intitulé « De l’idéal autogestionnaire au culte du compromis : la CFDT, un syndicalisme pour l’ère Macron » est long mais il est éclairant. Des années 1970 à aujourd’hui, on voit la CFDT dériver vers la droite, en même temps que le Parti Socialiste, jusqu’à la collaboration actuelle avec Macron.
Dans la presse chrétienne à coloration sociale, les articles que l’on peut lire sont globalement sur la ligne de la CFDT.
C’est ce que révèlent quelques rapides sondages sur le site internet de La Croix– mais la plupart des articles ne sont pas lisibles jusqu’au bout, il faut les acheter, et je préfère réserver mon argent à la caisse de grève de mon lycée.
Sur le site de La Vie, j’ai pu lire un rapide article du politologue Gaël Brustier, qui fustige les violences policières mais aussi celles des manifestants . Mettre sur un même plan les deux types de violences ne me semble ni sérieux intellectuellement ni moralement acceptable. Je pense à des phrases de Dom Helder Pessoa Camara, l’un des fondateurs de la théologie de la libération :
« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. » (Spirale de violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1970)
Gaël Brustier met dans le même sac la « violence répressive » de la police (qui opère avec des protections dignes de Robocop et avec des semi-armes de guerre) et les actions de militants CGT dans les locaux de la CFDT (actions qui n’ont, à ma connaissance, éborgné ou tué personne). Mais jamais il ne souligne la « violence institutionnelle » inouïe dont la CFDT se rend complice. Est-ce acceptable ?
Gaël Brustier termine sa tribune en appelant à la « concorde civile » et au « dialogue » entre le gouvernement et les manifestants. Monsieur Berger, pardon Brustier, votre appel sonne faux, votre posture de médiateur au-dessus des violences de la mêlée, votre lâche posture de neutralité, en la circonstance, ne me plaît pas. Ayez le courage de voir où est la justice, ayez le courage de prendre parti quand il le faut ! Jésus est-il allé s’asseoir à la table des négociations avec les marchands du temple ? Non, il les chassés sans ménagement ! Il est des moments où il faut savoir s’opposer, Monsieur Brustier !
Sur le site d’ATD Quart-Monde encore, j’ai cherché et j’ai trouvé le compte rendu d’un débat sur le bien-fondé de la grève (texte 4 ci-dessous). Une contribution assez sympathique, mais j’aurais espéré plus de la part d’une organisation qui « a pour but d’éradiquer la misère pour permettre à tous et toutes de vivre à égale dignité ».
N’est-ce pas le moment de descendre pacifiquement dans la rue pour contribuer à défaire une réforme qui produirait artificiellement des millions de pauvres ?
Des voix chrétiennes bien trempées se font entendre, certes.
Je pense à quelques blogueurs. Je pense encore aux journalistes de Golias, une revue villeurbannaise à tirage national qui est clairement ancrée à gauche – mais qui reste confidentielle et qui est vilipendée par la plupart des chrétiens que je connais. Je lis aussi en ce moment Cœur de boxeur (Les Liens qui Libèrent, 2019), le très beau livre d’Antoine Peillon, journaliste à la Croix, sur Christophe Deittinger, le boxeur qui a fait reculer à mains nues des CRS qui agressaient gratuitement une femme « gilet jaune » – Deittinger a ensuite été harcelé par la police et la justice, puis emprisonné.
Amis chrétiens, si vous avez d’autres références à conseiller, je suis preneur !
Et surtout, pour l’amour de Dieu, descendez dans la rue ce mercredi !