Hier, lors d’une visioconférence avec quelques amis, nous partagions nos questionnements en ces périodes de confinement qui nous sortent de l’ordinaire de nos vies. Certains ont pu exprimé leur solitude. Non pas celle liée aux contraintes dues au Covid aussi réelles soient-elles : Plus d’activités associatives, relations familiales concrètes inexistantes du fait de l’éloignement, plus de repas joyeux ou de retrouvailles amicales. …Tout cela est bien vrai… Mais nous ne nous retrouvions pas pour partager ces banalités, bien que douloureuses pour certains.
Non, la solitude dont il était question entre nous portait sur quelque choses de bien plus profond, plus existentiel, celle inhérente à chacune de nos vies, que nous soyons avec d’autres ou en couple ou en bonne relation de voisinage.
Ce même jour je lisais un livre de témoignages sur Jean Sulivan (recueillis par Jean Lavoué) où l’un des participants, Gabriel Ringlet, écrit : « D’année en année et de relecture en relecture, Sulivan m’a encouragé à répondre à une question toute simple, difficile : où me tenir ? je veux dire dans la vie, le travail, professionnel, les engagements, la prêtrise (c’est sa « profession »)…. Comment être là, parmi les miens, vraiment de la famille, tout en gardant distance jusque dans cette présence même ?… » *
« Où me tenir ? » C’est dans un no man ‘lands que je me trouve effectivement. Dans une terre inconnue, que je débroussaille chaque jour, où je me trouve confronté à ma propre solitude qui, paradoxalement est habitée par une multitude de personnes.
Une réponse à un appel : « Va vers toi… quitte ton pays, ta parenté… » Physiquement et matériellement j’ai fait ces pas de venir de Bretagne en Provence. J’ai vite découvert qu’il s’agissait d’une terre autre, intérieure, vers laquelle il me fallait partir et y demeurer; non pour m’y installer mais pour apprendre à écouter les murmures d’une Source, d’une Parole qui m’invite sans cesse à un « lève toi et marche ! » à un « viens et vois ».
Oui, où me tenir quand les événements extérieurs de pandémie me laissent dérouté et décontenancé car il n’y a plus rien pour continuer à paraitre, pour continuer à vivre la routine et les habitudes quotidiennes, celles qui me donnaient un semblant de d’existence, d’utilité, de signification ? … Exit les faux-semblants, les fausses certitudes, les fausses solidarités… … Me voila obligé de me situer autrement.
Cette « affaire » n’est pas nouvelle. De longue date elle m’accompagne à travers des expériences, des rencontres, des lectures qui m’invitent à une re-création toujours neuve.
Je vois bien que je suis sans cesse appelé à une bascule : celle qui passe d’une adhésion ou d’un repli religieux à l’ouverture vers l’humanité, indistinctement; celle qui n’enferme pas dans des certitudes dogmatiques, politiques, sanitaires ou autres; mais qui appelle à l’accueil inconditionnel de tous; celle qui me fait passer de ma suffisance et de mes contentements à l’humilité et à la confiance; celle qui me pousse à abandonner toutes les images de Dieu que je trimballe à celle de ne plus rien savoir sur lui et, parfois, à douter de son existence.
C’est là précisément que se situe ma solitude. J’ai l’impression que tous ces lâchages me laissent seul, Covid aidant. Impression de quitter un bateau que sont mes lieux d’appartenance pour me retrouver dans une barcasse sans boussole et sans vent directeur.
Impression seulement, car la réalité intérieure est tout autre. Vers quel grand large me mène la barque de ma vie ?
Ce qui m’est donné dans ces expériences c’est la confiance : je me sens paisible et sans culpabilité comme j’ai pu l’être parfois vis-à-vis de celles et ceux avec qui je cheminais. Et cerise sur le gâteau, le don le plus heureux c’est celui de frères et sœurs dispersés qui font la même expérience que moi et que je re-connais au gré d’un coup de fil, d’une interrogation posée, d’une lecture qui « parle » de manière identique de ma solitude. Ils font la même expérience déroutante. Elle devient habitée et heureuse. La visioconférence d’hier est de celle-là, tout comme le frère qui me partage son chemin intérieur en me parlant de son livre « Un cours en miracle », ou comme celle d’ un militant de la libre-pensée qui sait depuis longtemps avant moi la place qu’a autrui, celui qui m’est donné pour mon avancée, tout comme ces témoignages du livre sur Sulivan qui me disent que je fais partie de ce peuple là… C’est comme une manière qu’ils ont tous de me mettre au monde.
C’est pour moi un chemin de libération et de communion. Pas l’uniformité dans une diversité qui m’a longtemps trompé mais une unité profonde qui s’enracine dans un lieu de fraternité dense et donné car il ne dépend pas de moi.
Pour autant, dans les expériences des années passées se dit aussi la pauvreté au cours des dé-routes, des non-sens parfois, des blessures souvent, dans cette solitude non encore totalement assumée mais toujours désirée… Comme un exil dans un silence à la fois personnel et extérieur qui m’arrache à la superficialité et à la mondanité parfois du quotidien.
Je découvre que j’ai besoin de ces frères et sœurs, si proches intérieurement et souvent si loin physiquement, pour avancer et creuser mon sillon. Ils n’imposent rien, n’affirment aucune certitude ou vérité, mais s’interrogent comme moi, m’interpellent et partagent les lumières qui, Chemin faisant, se donnent et éclairent les obscurités inévitables.
Il n’y a plus de sachants qui dictent morale, désignent la route à prendre, ce qu’est la vérité, ce qu’il faut croire ou pas à travers des bavardages incessants et inhabités. Reste un petit peuple de marcheurs, joyeux, paisibles, confiants qui vient illuminer de sa présence tous le solitaire chemin de chacun.
Où se tenir ? Pour moi, dans La Parole, dans le Poème que sont les Evangiles pour peu que je les dégage de leur gangue de fondamentalisme et que je les écoute dans ce qu’ils ont à me dire chaque jour. J’ai trop vu beaucoup de sachants leur faire dire ce qu’ils veulent dire, eux : ils font parler les textes mais ils ne savent pa écouter le texte qui leur parle. Demeurer dans la Parole… avec d’autres.
A la question du « où se tenir ? » surgit inévitablement celle du « où est Dieu ? » comme indissociable l’une de l’autre. A la première se dessine le lieu où se tenir, affirmation des Evangiles : en l’homme ! Je le sais maintenant. En moi-même, en mon intériorité, et dans la proximité avec et en mes frères humains : « ce que vous avez fait au plus petits des miens c’est à moi que vous l’avez fait. »
A l’autre interrogation, la réponse surgit, identique : en l’homme ! C’est toujours le cri de tout l’Evangile et de ma recherche.
De quel faire s’agit-il ? Un faire de générosité, de solidarité, de justice bien sûr. Mais aussi peut-être plus profondément, un faire de veilleur, attentif au surgissement du Royaume en tous.
Quand j’écrivais plus haut que mon « affaire » vient de loin, j’ai toujours en mémoire, comme une de mes expériences fondatrices, lors des débuts de mon insertion professionnelle à Pigalle le souvenir d’ être attentif à ce Royaume qui se construisait dans ce Monde en souffrance et en quête effrénée d’amour. Quand je voyais un geste, une parole de fraternité chez ces femmes qui ne pouvaient faire autrement que de se prostituer pour vivre et manifestaient un geste de tendresse, voire de compassion, je rendais grâce pour ce Royaume qui se construisait. Avec la conviction intérieure que si, moi veilleur et témoin, je n’affirmais pas cela dans le secret de mon cœur je ne participais pas à l’édification d’un monde nouveau auquel j’étais appelé, il n’existait pas, et je me diminuais moi-même dans mon humanité. C’était ma manière à moi de faire advenir une humanité en balbutiement, celle du Royaume promis par Jésus et pourtant déjà là. J’ai appris à voir le Royaume au milieu des hommes dans les endroits les plus improbables peut-être mais les plus labourés d’humanité… Légion étrangère, Gens du voyage, Pigalle, Centre de rééducation pour personnes lourdement handicapées…
Chemin de crête pour discerner où est Dieu et où me tenir, sans me laisser happer par une morale distante et décourageante ou un individualisme déshumanisant.
Cette visioconférence d’hier a été confirmation une nouvelle fois pour moi d’entrer dans cette écoute de l’autre qui, comme moi, cherche sa demeure pour se tenir à la croisée de nos humanités comme veilleur sur le Monde.
Merci à vous d’être sur ce chemin.
* « Avec Jean Sulivan – dans l’espérance d’une Parole » page 333
Editions l’enfance des arbres