Dans notre réflexion sur ce qu’est le bonheur pour un chrétien, lors des deux précédents posts nous avons tâtonné pour trouver des réponses.
Avec quelle clé pouvons-nous ouvrir les portes de ce bonheur ?
En lisant les douloureux événements actuels sociétaux (confinement et virus, égoïsmes et altruismes, replis communautaires…) et religieux (fêtes pascales dans une solitude solidaire, Passion et Résurrection exhumées de l’Histoire et des Dogmes et qui prennent chair sous nos yeux et dans nos vies dans une terrible et décapante actualité) je voudrais dégager deux pistes… tout à fait personnelles.
Elles restent pour ma part les axes essentiels de ce qu’est le chemin du Bonheur, à condition qu’ils nous ancrent dans les réalités du moment présent et qu’ils ne nous font pas décoller du réel.
Je vous les propose :
– Se vivre en Fils
– Faire corps
1) Se vivre en fils
C’est quoi être Fils ?
Nous avons peut-être une piste quand nous avons abordé ici dans cette affirmation qu’adresse le Dieu des chrétiens à tout homme : « Tu es mon fils bien-aimé ».
Il s’agit d’un déplacement pour entrer dans la filiation d’un Dieu Père : « Qui sont ma mère, mes frères ? Ceux qui font la volonté de mon Père », dira le Christ.
Invitation tout d’abord à ne pas privilégier la filiation naturelle. Elle est importante mais peut rester dans le domaine du répétitif d’une génération à une autre. Le Christ nous invite à renaître. A vivre une naissance autre que celle biologique. Les lois biologiques humaines nous posent dans la répétition et le « même », souvent sans horizon.
C’est aussi une invitation à reconnaître à travers cette nouvelle paternité divine que je ne suis pas à l’origine de moi-même et que je dépends de quelqu’un d’Autre. Et oui, il nous faut descendre de notre piédestal et accepter notre condition de créature et de … mortel pour vivre d’une vie qui ne meut jamais. Abandonner notre petit moi-je et s’engager sur un chemin d’humilité et d’altruisme comme nous l’avons déjà vu.
J’entends cette « volonté du Père » non pas comme un vouloir d’autorité mais comme un désir d’amour pour une émancipation heureuse et la grandeur de l’homme. (Une « volonté », un désir bien impuissants : les parents le savent bien pour leurs enfants) .
Les serviteurs « d’un homme »
Se vivre en fils c’est découvrir de quoi est fait cette filiation. Le texte parabole de l’enfant prodigue peut nous y aider.
« Un homme avait deux fils.
Le plus jeune dit à son père:
« Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir ». Et le père leur partagea sa vivance.
Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.
Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l’indigence.
Il alla se mettre au service d’un des citoyens de ce pays qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait. Rentrant alors en lui-même, il se dit: « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim »! Je vais aller vers mon père et je lui dirai: « Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers ». Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié: il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. Le fils lui dit: « Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils » Mais le père dit à ses serviteurs : « Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé ». Et ils se mirent à festoyer.
Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses. Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était. Celui-ci lui dit: « C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé ». Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier; mais il répliqua à son père: « Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui »! Alors le père lui dit: « Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé ».
L’amour, un droit ? un dû ?
Voici ce que j’écrivais dans un autre circonstance lors d’une méditation de cette parabole de Luc 15 :
» Deux choses me turlupinent en méditant ce texte :
D’après les règles sociales, on juge le cadet comme un mauvais fils, celui qui fait ce qui lui plait, ses quatre cents coups comme ses quatre volontés et vit dans l’insouciance. Le frère aîné est perçu comme un bon fils qui obéit, aide son père, est réglo et discipliné.
On devine toutefois le tourment qui habite ce dernier. N’est-il pas lui aussi perdu à sa manière ?
Jésus, qui raconte cette histoire, se moque des conventions sociales et appelle ailleurs.
Il bouscule nos idées préconçues en montrant le « mauvais » fils faire la fête et en laissant le grand dans son état d’éloignement. Celui qui faisait la foire avec des filles de mauvaise vie est « sauvé » et celui qui filait droit en étant obéissant reste sur la touche.
A n’y rien comprendre ?
Peut-être pas.
On discerne quand même un sacré orgueil chez ce fils aîné qui se croit vertueux. S’il ne prend pas part au festin c’est de son fait ! Un petit côté psycho-rigide ? Lui qui n’a jamais désobéi semble dire « eh quoi ! Moi qui ai fait tout ce que tu désirais, ne pourrais-tu pas maintenant agir dans ma vie comme JE le souhaite ? » Avec tout ce qu’il a fait, il a des droits que diable ! N’est-il pas dans la droite ligne de l’héritage socio-familial. Son père lui doit quelque chose.
Son soi-disant ‘bon comportement’ semble le mettre dans une position de refus de l’autorité du Père par excès de zèle. Il est tout aussi perdu que son frère qui le fait par excès d’indépendance.
Plusieurs manière d’être rebelle …
Jésus y va fort en laissant entendre que l’obéissance scrupuleuse à la loi et à l’autorité peut être aussi une manière de se rebeller… Surtout, quand à l’inverse du frère cadet, il y a refus de se remettre en cause et de ‘rentrer en soi-même’ pour s’interroger en vérité sur ses agirs.
les deux frères sont dans le même bateau. … et aussi dans les mêmes états d’âme ?
Les chemins sont différents mais l’attitude de fond est la même et celle du frère aîné ne vaut pas mieux que son frère cadet. Tous deux ont tort et le frère aîné semble encore plus mort que son petit frère. Ils refusent de dépendre de quelqu’un d’autre et tous deux se veulent les artisans de leur propre réussite ou de leur propre épanouissement. Ils cherchent à supplanter l’autorité du Père dans leur vie, soit dissolue en transgressant les règles morales, sociales, familiales, soit bien réglée, en appliquant ces règles à la perfection.
Apparemment ni la moralité ni l’immoralité ne semble être le problème essentiel pour Jésus qui raconte l’histoire. Mais alors comment se situer ?
Le serviteur, celui qui aide à participer au festin
La seconde chose qui me travaille donnera peut-être une réponse.
En habitant ce texte je m’aperçois que surgissent des personnages alors que je ne les avais pas vu ou que je ne m’y étais pas arrêté auparavant. Ils étaient comme inexistants. Comme si, à travers une lecture rapide, ils ne se dévoilaient pas et qu’il fallait prendre le temps de découvrir leur présence.
Il s’agit des serviteurs.
Et si la figure des serviteurs étaient des personnages-clés de ce texte ? Ou du moins la notion de service ?
Reprenons le passage où ils sont concernés :
« …Le père dit à ses serviteurs: « Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé ». Et ils se mirent à festoyer. «
Et un peu plus loin, le fils ainé « …appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était. Celui-ci lui dit: « C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé ».
Le service : un déplacement salutaire
On constate d’abord leur présence immédiate et discrète. Ils sont là, dans la disponibilité pour le service.
Notons également que le fils cadet a été lui aussi serviteur dans une autre maison. Affamé après une famine, « il alla se mettre au service d’un des citoyens de ce pays ». Il semble que le « patron » ne soit pas très présent aux conditions de vie de son employé qui doit même dépendre que de lui pour pouvoir manger ce que mangent les cochons. C’est la déchéance complète : il est plus bas que les porcs dont il s’occupe.
Le fils aîné lui aussi fait l’expérience d’un service; « Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres ». Mais comment sert-il ? dans l’espoir d’un retour ? d’une reconnaissance ? par obligation familiale ? Comme un simple exécutant obéissant aux ordres ? En cherchant à attirer les faveurs paternelles ?
Est-ce l’attitude d’un fils d’être manipulateur de son père ?
Apparemment, le mode de service que tous deux ont exercé ne correspond pas à celui des vrais serviteurs.
Que font ces serviteurs ?
Habiller le fils de la plus belle tunique, mettre un anneau au doigt, des sandales aux pieds, tuer le veau gras pour manger et festoyer en ce qui concerne le fils cadet.
Quant au fils aîné, à sa demande, le serviteur ose une parole. Il met les pendules à l’heure : c’est de « ton frère » qu’il s’agit, et un frère en bonne santé ! Il annonce d’emblée que le gêneur, le paria, le dissolu est et reste un frère.
Une affaire d’Alliance
Un vrai serviteur serait alors celui qui, non seulement met de l’huile dans les rouages d’une famille éclatée, mais celui qui assure la « vivance » des uns et des autres ?
A la différence des deux fils, le serviteur ne cherche ni pouvoir ni contrôle. Il est dans la totale gratuité et don de soi. Il n’exige rien. Sa vivance à lui c’est de participer à la reconnaissance d’un père, de redonner dignité à celui qui l’avait perdue (le vêtement dit l’identité d’une personne chez les juifs de l’époque) de contribuer, auprès de celui qui est loin comme de celui qui se croit proche, à l’alliance des fils avec leur père.
Ah ! Ne serait-ce pas le bon mot, ce mot qui se donne : « Alliance » ?
Le vrai serviteur serait celui qui fait naître ou renaître à une vie d’Alliance. Il participe à la préparation des épousailles de l’homme avec son Dieu.
L’anneau mis au doigt est nuptial, le vêtement revêtu est habit neuf pour rencontre amoureuse, les sandales, à la fois pour dire la dignité de celui qui les porte mais aussi, comme pour Moïse, pour pouvoir s’en déchausser devant la grandeur d’un plus grand que soi.
Fils et serviteur c’est tout un
Un Fils se dessine en filigrane de ces figures du serviteur. Ce vrai Fils n’est pris ni dans les filets de la colère, ni dans ceux de l’indépendance. Il est le Serviteur par excellence, Pas l’esclave des autres, de ses passions ou de « fidélités » vécues comme des corvées.
Il dévoilera la plénitude de sa fonction dans le don total de lui-même.
Chacun de nous n’aurait-il pas à faire retour pour être serviteur avec le Serviteur d’une cause plus grande que ses égoïsmes ?
A choisir de revêtir le vêtement de fêtes et de noces plutôt que de décider de ne pas entrer dans la danse et la joie ?
A entrer dans sa filiation plutôt que de sa camper dans des attitudes infantilisantes ?
A entendre les appels du père : « Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé » ?
Si être fils c’est entrer dans un retour sur soi pour se faire serviteur, peut-être avons-nous là une des source du bonheur qui nous permet de festoyer et de se réjouir ?
Etre fils c’est être serviteur : les figures du serviteur et du fils disent la même chose
Mais cette dimension « individuelle », personnelle, ne suffit pas.
Nous avons aussi à faire Corps avec l’Humanité.
2) Le Bonheur ? Faire corps avec l’Humanité.
« … Le virus nous hurle aussi quelque chose trop oublié par l’ambiance qu’ont créée les libéraux et ceux qui ne croient qu’au salut individuel. Il nous hurle notre humanité. Il nous hurle que nous sommes une communauté humaine. Il nous hurle : vous êtes liés… »
Ainsi s’exprime Patrick le Hyaric, Directeur du journal L’Humanité, dans son dernier Edito
C’est quoi « faire Corps » ?
C’est le verso de » se vivre en fils » : Se sentir et se vivre comme fil du tissage de la trame d’une humanité avec laquelle j’ai partie liée. C’est tisser une » tunique sans couture ».
Si l’endroit de ma tunique dit la filiation, l’envers dit la fraternité.
Je ne peux être fils si je ne suis frère. Je suis « lié ».
Aujourd’hui, dans l’unicité qui me constitue je deviens universel.
Plusieurs conséquences pour moi :
– Faire corps c’est recevoir ( et surtout accepter) à travers ma filiation, l’Unique et le Beau qui me constituent et le mettre au service de mes frères en humanité.
– Faire Corps avec d’autres, c’est participer aux bien-être de tout ce Corps. Quand j’écris « tout » c’est toute l’humanité. Je refuse les enfermements dans des chapelles, des partis, des Eglises, des communautarismes qui ne voient qu’à leur porte, ne suivent que leurs vérités ou leurs certitudes. Elles rabougrissent, rapetissent une vision qui doit s’étendre à tous l’Univers, à commencer par notre Planète, avec ses humains, ses animaux, sa Nature.
– Faire corps c’est prendre soin et bâtir une communauté de destin avec d’autres.
– Faire Corps c’est prendre conscience que je ne peux vivre seul, coupé des autres, dans un égoïsme et un individualisme déprimant et faussement sécurisant qui me déconnectent des réalités humaines, quotidiennes, urgentes qui se disent aujourd’hui.
– Faire Corps c’est offrir et partager mes fragilités comme mes forces du moment. Un ami, Pierre Chamard-Bois, illustrait cela par l’image d’un manteau d’Arlequin.
Ce qui me dresse dans mon identité ce n’est plus une colonne vertébrale solide, assurée, qui me tient debout. Ça c’est fini : c’est du « vieux vêtement ». Aujourd’hui ce qui me constitue c’est une sorte de manteau d’Arlequin constitué d’un patchwork d’appartenances diverses et qui me font être ce que je suis aujourd’hui… et différent de demain car mes appartenances évoluent au fil du temps. Ces appartenances diverses (religieuses, politiques, associatives,…) me façonnent bien plus qu’une éducation, des savoirs ou des certitudes qui m’enraidissent, me figent et me coupent des autres.
Ce manteau-patchwork est comme un vitrail qui peut laisser passer les palettes de lumière et de couleurs qui me constituent par le dedans. Elles disent qui je suis, ce qui me constitue. Elles peuvent « appeler », donner le goût ou l’envie d’un chemin de bonheur pour peu que je me laisse habité par un Autre, les autres.
Elles disent surtout ma fragilité et par là mon identité dans sa vérité et sa nudité : plus de faux semblants, d’habillage qui donnent le change, de paraître qui dénature ma véritable image.
La couture de ces différentes pièces de patchwork est cette capacité de rester « lié » avec ceux qui me sont confiés dans le temps donné de vivre avec eux. Sa solidité (donc aussi sa fragilité) est faite de profondeur, d’attention, de fraternité …
Cet « ensemble », ce « vivre-ensemble » s’ancre pour le chrétien dans la recherche d’une unité exigeante (et pas d’une union molle et flagada). Parce qu’elle est à la fois personnelle (et quel chemin pour la recevoir et y tendre !) mais aussi élargie aux dimensions du Monde.
– Faire Corps c’est dire que ce corps a une Tête. Les chrétiens y voit le Christ. Même si souvent ils montrent que cette tête est sans Visage pour eux, comme impersonnelle.
On l’a vu précédemment dans un autre post : c’est un visage de douceur, d’humilité, de bonté et d’ouverture tous azimuts à toute la communauté humaine qui peut transparaître dans nos modes de vie ensemble.
Toutes ces considérations ne pourraient être que des mots ou des idées avec le risque d’en rester à des considérations intellectuelles sans prise incarnée avec le réel .
A voir dans le prochain et dernier post sur le bonheur…